Publié le 07/01/2023
Le projet de réforme des retraites en France a suscité de nombreux débats sur la notion de « pénibilité » au travail. Denis Maillard, en collaboration avec la CFDT, a mené un travail de longue haleine sur la fatigue au travail et a présenté des analyses et des propositions pour atténuer les effets néfastes de la pénibilité sur la santé des salariés. Bien que des efforts aient déjà été déployés pour améliorer les conditions de travail dans les usines, la pénibilité reste un problème complexe qui prend de nouvelles formes.
La chanson « Le travail, c’est la santé » d’Henri Salvador, popularisée en 1965, dénonce les effets néfastes du mode de vie « métro, boulot, dodo » sur la santé des individus. Elle met en lumière le fait que de nombreuses personnes travaillent pendant onze mois de l’année pour pouvoir prendre des vacances, mais sont épuisées lorsque celles-ci commencent. La chanson suggère également que les gens travaillent de manière effrénée pour pouvoir s’offrir le confort, mais que lorsqu’ils l’ont, ils sont déjà morts.
Depuis l’ère industrielle et ses Trente Glorieuses, le travail est perçu comme étant pénible et difficile, comme en témoignent plusieurs œuvres cinématographiques ou littéraires. Des efforts ont été déployés pour améliorer les conditions de travail grâce à l’ergonomie, aux évolutions des organisations du travail, aux avancées des CHSCT et aux obligations de l’employeur en matière de santé et de sécurité. Malgré ces efforts, la pénibilité au travail reste présente et peut prendre de nouvelles formes, notamment dans les nouvelles économies.
Malgré la désindustrialisation en France depuis les années 1980, le pays connaît actuellement un nombre plus élevé d’accidents mortels au travail que l’Allemagne, bien que le nombre d’industries soit moins important. Une étude de l’Insee de juillet 2020 révèle qu’une nouvelle condition ouvrière a émergé, avec des professions telles que les manutentionnaires, les caristes et les transporteurs qui ont remplacé les ouvriers de la chaîne tayloriste. Ces « ouvriers qualifiés de type artisanal » représentent 25% des ouvriers en général, tandis que les « ouvriers qualifiés de type industriel » ne représentent plus que 20%. En parallèle, une autre condition ouvrière majoritairement féminine a émergé, avec des femmes travaillant dans le domaine du « care » (santé, soins et aide à domicile, propreté, etc.). Les troubles musculo-squelettiques sont devenus la principale cause de maladies professionnelles, passant de moins de 5 000 cas au début des années 1990 à près de 45 000 aujourd’hui. En outre, 20% des accidents du travail concernent la zone du dos et sont liés aux manutentions.
Selon le « Baromètre annuel sur l’absentéisme » de Malakoff Humanis, 34% des arrêts maladie sont dus aux risques psychosociaux, qui reflètent l’intensification psychique du travail. Selon les déclarations des salariés, ces risques sont principalement liés aux « exigences de leur travail » et à une pression accrue. Depuis la pandémie de Covid-19 et l’essor des organisations de travail hybrides, le télétravail a également contribué à l’augmentation du mal-être et de la solitude des salariés. Selon le « Baromètre Paris WorkPlace » de l’Ifop, 34% des jeunes salariés travaillant dans un bureau à Paris se sentent « souvent » isolés. Toutefois, le télétravail peut également avoir des avantages en termes d’amélioration de l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle.
Selon une enquête de l’Ifop menée pour l’assureur Diot Siaci, 60% des salariés déclarent que leur métier a des conséquences négatives sur leur santé mentale (avec une surreprésentation des cadres, des personnes travaillant dans des structures de plus de 250 personnes et dans le secteur public) et 50% affirment que le travail a des conséquences négatives sur leur santé physique, principalement parmi les ouvriers, les salariés de TPE et ceux travaillant dans le secteur du commerce. Le télétravail semble délimiter la frontière entre ces deux groupes de personnes aux conditions de travail différentes.
Il y a eu de nombreuses avancées pour réduire la pénibilité du travail et les risques pour la santé et la sécurité dans l’industrie, mais il y a encore besoin de volontarisme politique et social pour avancer davantage. Cela nécessite de comprendre les reconfigurations récentes de l’économie et du travail et leurs effets sur la vie des travailleurs. Il est de plus en plus difficile de savoir ce que représente réellement le travail pour les contemporains, ce qui complique la compréhension de l’état actuel du travail et de ses conséquences pratiques sur la vie des gens.
Le livre « Troubles dans le travail » de Marie-Anne Dujarier, publié en 2021 et lauréat du prix du livre RH 2022, étudie les différentes significations du travail et comment elles sont actuellement décalées. Selon la sociologue, le travail est à la fois un concept et une pratique, qui comprend différentes actions de production impliquant des valeurs individuelles ou sociales et des débats politiques. Elle identifie trois significations principales du travail : l’activité, le produit ou « l’ouvrage » et l’emploi. Chacune de ces significations est liée à des enjeux différents, tels que la santé et la pénibilité, les débats éthiques et politiques sur l’utilité ou la nocivité de certaines productions, et les valeurs de solidarité, d’autonomie et de justice sociale.
Le travail est un concept et une pratique complexe qui peut être perçu de différentes manières : activité, produit ou emploi. Ces différentes significations du travail sont aujourd’hui décalées et déconnectées, ce qui a des conséquences sur les débats politiques et sur la compréhension de la réalité du travail. La rémunération n’est pas liée à l’utilité sociale ou à l’effort fourni, la gouvernance n’est pas indexée sur l’utilité sociale et la qualité des produits du travail n’a pas de lien avec la qualité du travail ou la qualité de vie au travail. Cette confusion a également un impact sur la place accordée au travail dans nos vies, avec un recul de 36 points en trente ans du nombre de personnes considérant le travail comme très important dans leur vie.
Le travail est considéré comme un moyen de produire des biens et de rémunérer les personnes qui y participent, mais il n’est pas considéré comme une valeur en soi. Le débat actuel autour du travail concerne sa valeur en termes de sens et de signification pour les individus et la société, ainsi que les hiérarchies sociales qui en découlent. Le travail est également considéré comme une expérience humaine qui a des conséquences sur le bien-être physique et mental des personnes qui y participent.
Selon l’historien François Vatin, l’idée de valeur du travail a été influencée par les schémas énergétiques du XIXe siècle, qui reliaient les sciences naturelles et sociales autour de la notion de travail. Cette conception du travail comme étant une dépense d’énergie a dominé la pensée et l’organisation du travail de l’ère industrielle jusqu’à aujourd’hui. Le travail est alors considéré comme mesurable et non comme une modalité de production, cachant ainsi la figure du travailleur derrière celle du travail. Cependant, cette vision du travail finit par détruire à la fois le sens et la substance du travail lorsque les conditions de production changent.
Au début des années 1990, il y a eu une amplification des discussions sur la valeur du travail et sa possible disparition. Cette inquiétude reflète en réalité une crise profonde touchant les notions d’activité, de produit et d’emploi, due à la perte massive d’emplois, à la perte de la figure du travailleur et à la perte du sens du travail. Cette crise avait commencé dans les années 1960 avec les réflexions sur la « nouvelle classe ouvrière » et l’effacement de l’ouvrier porteur d’espoirs révolutionnaires. Elle s’est approfondie avec la désindustrialisation et le chômage de masse, et s’est étendue avec l’explosion des risques psychosociaux, qui remettent en cause le sens du travail.
La notion de « travailleur-force-de-travail » a été effacée depuis les années 1990, alimentant l’idée d’une perte du travail et donc de la valeur du travail elle-même, qui a été à la base de la société moderne. Cette crise a engendré deux problèmes liés de manière indissociable.
Il est de plus en plus difficile de penser les formes modernes de travail et les pénibilités qui leur sont associées, car le concept de « travailleur-force-de-travail » est devenu obsolète. Même si la prise de conscience de l’importance des travailleurs essentiels a augmenté pendant le confinement, cette prise de conscience reste fragile, en particulier dans les professions tertiaires et d’encadrement où les individus se posent des questions sur le sens et l’utilité de leur travail immatériel ainsi que sur le mode de vie qui en découle.
Le travail productif est devenu beaucoup plus difficile à saisir. Des nouveaux prolétaires des services aux nouveaux travailleurs de l’immatériel numérique, il est de plus en plus difficile de comprendre ou de mesurer l’engagement (corporel ou non) des travailleurs. D’un côté, l’organisation du travail dans les services (soins, logistique, manutention, livraison) est soumise à une taylorisation ultime et à un management 2.0 basé sur les logiciels et les process, ce qui peut entraîner une augmentation des troubles musculosquelettiques. De l’autre côté, les cadres sont confrontés à la difficulté de mesurer « la charge mentale » liée à leur travail. Mais pour tous, la question demeure la même : comment identifier de la production (c’est-à-dire du travail) si l’on ne peut pas identifier de la dépense d’énergie ? Cette question est particulièrement pertinente dans le contexte de l’essor du télétravail durant le premier confinement : que font réellement les salariés ?
Pour les métiers de service qui ne peuvent pas être exercés à distance, la question de la pénibilité du travail se pose également, mais sous une forme différente. L’intensification du travail (manutention, soins, etc.) due au néotaylorisme qui a gagné ces activités entraîne une augmentation de la pénibilité. Cependant, cette pénibilité est principalement due au fait que notre imaginaire industriel, qui est encore prédominant aujourd’hui, nous empêche de comprendre les nouvelles pénibilités propres à l’essor de l’économie de services, un modèle productif dans lequel l’acte de production s’éloigne de nos représentations traditionnelles du travail. Le cas des caissières est particulièrement éclairant à cet égard : elles doivent manipuler de grandes quantités de produits, gérer de nombreuses tâches mentales (multitude de moyens de paiement, cartes de fidélité, contrôle des clients, etc.), tout en satisfaisant les clients et en effectuant souvent des tâches de polyvalence.
Pour réduire la pénibilité et les risques liés aux formes modernes de travail, il est nécessaire de comprendre comment fonctionne l’économie de services et comment elle reconfigure le travail et le sens qu’elle lui attribue. Cela implique de prendre en compte les témoignages des travailleurs sur leur travail, plutôt que de suivre l’imaginaire industriel qui a héroïsé le « travailleur-force-de-travail » sans se préoccuper de son travail réel et des conditions dans lesquelles il est effectué.
De plus, l’effacement du « travailleur-force-de-travail » a eu pour conséquence le glissement du sens de la valeur « travail ». Alors qu’elle était considérée comme une grandeur mathématique quantifiable, la notion de travail est devenue une grandeur morale à respecter. Cependant, la gauche et la politique dans son ensemble ont du mal à suivre cette évolution, et se sont ralliées depuis les années 1990 à une vision « de droite » du travail comme valeur morale, acceptant ainsi le modèle de la société de marché. Cette évolution a contribué à la crise de la gauche et à la perte de son sens de l’histoire et de ses finalités, alors qu’elle se tourne vers un discours sur le travail qui ne prend pas en compte les réalités du monde du travail aujourd’hui. Il est donc crucial de repenser la valeur du travail